"C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule."


5.12.16

Brève du quartier



Elle est devant nous dans la queue. Je ne la remarque qu'au moment où elle se retourne pour ébouriffer les cheveux du Pois chiche d'une main légère. Quand elle lève les yeux vers moi, son sourire disparaît au milieu d'un visage plissé par les rides.

"Il a la coiffure de Marlon Brando ! J'avais la même, quand j'étais petite. De mon temps, c'était une coiffure de fille, mais ça lui va bien, hein !" Elle passe une main résignée sur sa propre tête. Ses cheveux gris sage sont soigneusement ramassés en chignon et elle a mis des épingles sur les côtés pour retenir les mèches folles. "Maintenant, c'est tout raplapla. Je suis obligée de les attacher." 

Je souris à mon tour. "Mais ça vous va très bien, ce chignon." 

Elle se penche vers le Pois chiche, qui a les yeux à la même hauteur qu'elle et lui dit sur le ton de la confidence : "Maintenant, je suis vieille et moche. Tu verras, quand on vieillit, on devient moche." Mon fils recule un peu et se colle contre moi. "Tiens, attends ! Je suis vieille, mais..." Elle farfouille dans son grand sac et alors que je m'apprête à la remercier pour le bonbon, elle en sort une photo "... avant j'étais belle. Regarde ! Ça, c'est moi à 30 ans. Je me décolorais toujours les cheveux." 

Assise au bord d'une table, une femme à la chevelure blond platine, vêtue d'une jupe léopard fendue en haut des cuisses, de collants en résille et de cuissardes noires, nous jette un regard de braise. Le Pois chiche ouvre des yeux ronds.

"J'ai plus le courage de me décolorer. Mais je ne suis pas comme ces vieilles qui deviennent grosses et qui marchent comme ça," dit-elle en arrondissant le dos et en gonflant les joues pour illustrer son propos. "Moi, je suis mince. Et je n'ai presque pas de rides, tu as vu ?" Il ouvre la bouche et je jette un regard affolé au boucher, qui ne lui laisse pas le temps de répondre. "Ça ira comme ça les côtelettes, ma petite dame ?"

1.7.15

Où il est question de Luc, d'Harry et de RER...

Figure-toi que lundi, il y avait grève à la crèche. Jusque là, rien de très inhabituel, me diras-tu. Mais tant qu'à prendre ma journée, je me suis dit que j'allais laisser la Mouette à ma mère le matin et emmener le Pois chiche voir l'expo Harry Potter chez Luc Besson, à la Cité du Cinéma. Contrairement à mon habitude, j'ai voulu faire preuve d'organisation et j'ai pris mes petits billets sur Internet pour la séance de 10h30. Enfin, "petits billets"... Je me comprends. A trois, on en avait tout de même pour plus de 50 euros. Mais bon, l'amour n'a pas de prix et pour le reste, il y a Mastercard. Alors, j'ai promis à Môman d'être de retour à 13h30, ce qui lui laissait largement le temps d'être à l'heure chez le coiffeur. Et emportée par mon enthousiasme, j'ai proposé à mon neveu - de 13 ans, je suis pas totalement inconsciente, non plus - de venir avec nous.

Je dois dire que j'étais assez satisfaite de moi-même. Je repensais à notre journée chez Mickey, il y a quelques mois. Le Pois chiche m'en avait parlé avec des étoiles dans les yeux pendant des semaines. Un jour, au moment de se coucher, il m'avait même dit : "Tu sais, avant qu'on aille chez Disney, je trouvais que tu t'occupais trop de la Mouette..." Tout émue, j'avais demandé : "Et ce soir, tu trouves que je m'occupe trop d'elle ?" Il avait réfléchi un instant avant de répondre... "Non, ce soir tu ne t'es occupée d'aucun de nous deux." D'accord. Il n'empêche, je misais beaucoup sur ce presque tête à tête pour le détendre du slip. Parce que là, j'ai l'impression d'avoir un pré-ado de 6 ans à la maison et c'est parfois... fatigant (comprendre : je suis à deux doigts de demander l'asile politique dans une autre famille).

Mais je m'égare et tu te demandes sans doute où je veux en venir. Nous voilà donc partis à 9h45. Après avoir jeté un coup d'oeil sur le site de la Cité du Cinéma, je vois qu'on peut prendre le RER et je me dis que ce sera plus rapide que le métro. On arrive à Châtelet, le RER est à quai, on monte en courant dans le train. Baccalauréat, quizz sur tous les épisodes d'Harry Potter, je maîtrise à mort la situation, nous sommes d'une humeur de rose. Je montre un petit terrain de foot au Pois chiche en lui soutenant que c'est le Stade de France pour faire glousser mon neveu. Tiens, justement, on passe devant le Stade de France. Sans s'arrêter. Quelques minutes plus tard, on passe devant Aubervilliers. Sans s'arrêter. Tu vois où je veux en venir ou bien ? Tu ne dois pas souvent prendre le RER, mon cher Luc, mais moi, en revanche, je le prends assez régulièrement pour savoir qu'il faut vérifier qu'il s'arrête bien à ta gare. Sauf que là, j'ai oublié de le faire. Et que celui-ci, en l'occurrence, était direct jusqu'à Roissy. Oui, r.o.i.s.s.y. Comme dans : "Mon avion pour Tombouctou part de Roissy."

Je t'avoue que j'ai senti mon humeur vaciller. Mais je ne me suis pas laissée abattre. 50 minutes plus tard (oui, c.i.n.q.u.a.n.t.e.m.i.n.u.t.e.s) nous sommes arrivés à Roissy. D'où nous avons repris un train (heureusement un peu plus rapide) pour Paris. Évidemment, il ne s'arrêtait pas à Saint Denis. De Gare du Nord, nous sommes donc repartis vers Saint Denis. A ce stade, on avait épuisé toutes les lettres de l'alphabet et tous les épisodes de la saga. Les enfants jouaient sur un téléphone et j'avais une crampe aux lèvres à force de sourire en priant Sainte Rita, l'avocate des causes perdues, pour que Luc nous laisse entrer chez lui, malgré nos deux heures de retard.

Quand on est descendus à la Plaine Saint Denis, j'ai entré l'adresse dans mon GPS. Et j'ai découvert que la Cité du Cinéma était encore à 33 minutes à pied de la station de RER. Oui, t.r.e.n.t.e.t.r.o.i.s.m.i.n.u.t.e.s. Mon cher Luc, j'ai le regret de t'annoncer qu'à cet instant précis, j'ai dit des gros mots. Je crois bien que j'ai insulté ta maman, alors que c'est sûrement une brave femme. Mais tout de même, c'est un peu comme si je t'invitais dans le Marais et que je te disais de descendre à Concorde. Certes, la route est jolie, mais t.r.e.n.t.e.t.r.o.i.s.m.i.n.u.t.e.s. à pied, quoi. Là, je dois admettre que j'ai peut-être envisagé de rentrer à la maison. Avec quelques sanglots dans la voix. Mais ma reum a annulé son rendez-vous chez le coiffeur, le Pois chiche m'a regardé en faisant trembloter sa lèvre inférieure et on a pris un bus qui nous a déposés juste devant ta porte. A 12h45. J'avais faim, j'avais pas pris mon café, mais j'ai utilisé mes dernières ressources pour convaincre le Pois chiche de faire ses yeux de chat Potté à l'entrée. Ça a marché.

Une fois à l'intérieur, j'ai cru bêtement que le pire était derrière nous. Le Pois chiche a fait une photo avec la baguette d'Harry Potter, puis le Choixpeau l'a envoyé à Gryffondor : il était heu-reux. Sur le site, dont la précision laisse décidément à désirer, il était indiqué qu'il fallait compter 1h30 pour la visite. Ça, c'est sans doute quand on prend l'audioguide - à 5 euros. J'ai passé mon tour. Vingt minutes plus tard, je me suis naïvement exclamée : "Oh, c'est le Chemin de Traverse !" "Euh non, m'a répondu mon neveu. Ça, c'est la boutique." Vu le prix du billet, ving minutes de visite, c'est court. Mais soit. Le Pois chiche s'est précipité sur la baguette d'Harry Potter - à 45 euros. J'ai dit non. Mais imagine-toi qu'à cet instant, il a découvert qu'il avait TOUJOURS rêvé d'avoir la baguette d'Harry Potter. J'ai dit : "Ton père est menuisier, il te la fera lui-même." Ça m'a rappelé l'époque où je rêvais de balancer à la poubelle les magnifiques couvertures en crochet que me faisait mon arrière-grand-mère pour ENFIN avoir la couverture en polyester rose vendue avec le lit à baldaquins de Barbie. J'ai proposé qu'on aille plutôt chercher notre photo. Une photo numérique format A5 où l'on nous voyait avec nos baguettes sur les différents décors clés du film - à 18 euros LA photo. J'ai dit non. Le Pois chiche a pleuré parce qu'il voulait la baguette depuis TOUJOURS, j'avais toujours pas bu mon café, je l'ai traité d'ingrat et mon neveu a dit : "On n'a qu'à prendre les bonbons à la crotte de nez."

Bref, on est allés voir l'expo Harry Potter. 



13.2.15

Au revoir Francis


Je ne garderai de toi ni ta silhouette décharnée, ni ton regard absent, ni la morne tristesse qui imprégnait ta chambre d'hôpital. C'est la dernière fois que je t'ai vu et déjà, tu semblais comme rapetissé, concentré entièrement sur ta peur de la douleur et de la mort.

Je garderai plutôt ta voix rocailleuse où roulait encore l'accent de Bordeaux, ta maigreur élégante, tes lunettes ébréchées, ton sourire édenté, ta nonchalance de clochard céleste...
Je garderai précieusement les histoires que j'ai appris à ne pas prendre pour argent comptant - "Tu sais à quoi ça sert, un enjoliveur, sur une voiture ? A la rendre plus jolie. Eh bien moi, c'est pareil : j'enjolive !"
Je garderai ta façon de demander de l'argent comme si tu redistribuais les richesses.
Je garderai le goût de la bouteille de vin que tu m'as offerte pour la naissance de ma fille.
Je garderai le souvenir de la côte de boeuf qu'on s'est envoyée pour fêter ton nouveau dentier, ce même dentier que tu as ensuite égaré et que les éboueurs t'ont rapporté deux jours plus tard.

Je te garderai tel que tu étais le soir où tu m'as emmenée au théâtre, ronflant comme un sonneur sur ton fauteuil de velours rouge, hermétique aux murmures désapprobateurs de tes voisins.
Je te garderai tel que tu étais le matin où je t'ai vu débarquer pour notre café matinal, sale comme un peigne, avec un coquart et du sang sur la figure, hilare, le front ceint d'une lampe frontale allumée, sortant d'une nuit de beuverie dans les catacombes.



Tout cela, je le garderai précieusement dans un coin de ma mémoire.
Le 12 février, tu aurais eu 58 ans.

Au revoir 6francs, au revoir mon Francis, tu vas me manquer.


Ps : Si toi aussi, tu veux entendre la voix rocailleuse de mon ami, tu peux l'écouter lors de son passage chez Stephane Paoli sur France Inter ICI.

20.1.15

Le Pois chiche et les terrifieurs

(c) JEROME LIEBLING - "Behind tenement" Holyoke 1982


Vendredi 9 janvier. J'ai expliqué les événements de cette terrible journée au Pois chiche, sans trop édulcorer. J'ai évoqué les morts, j'ai parlé de Charlie Hebdo, j'ai essayé d'expliquer la satire et la liberté d'expression. Je ne suis pas non plus entrée dans les détails. Je ne lui ai pas raconté la bouffée de panique qui m'a fait quitter le bureau en hâte pour être à l'école plus tôt que d'habitude, comme si moi seule pouvais le protéger de la folie du monde. Je ne lui ai pas dit le cœur qui s'emballe, les yeux humides et la peur irraisonnée de le perdre qui me submerge soudain. Il a suffi de la chaleur moite de sa main dans la mienne, du flot monomaniaque de paroles que déversaient ses lèvres, de ses cheveux ras et doux sous mes caresses et du reflet velouté de ses yeux noisette pour que mon cœur affolé retrouve son rythme normal tandis que nous cheminions ensemble vers la crèche de la Mouette. On en a un peu reparlé dans la soirée, j'avais imprimé le numéro spécial du Petit Quotidien, mais j'ai senti qu'il n'était pas demandeur. Au moment de se laver les dents, seul avec moi dans la salle de bains, il a eu un moment de réflexion...

- Tu sais maman, quand je serai mort, je t'aimerai encore.
- Euh... Oui, moi aussi, quand je serai morte, je t'aimerai encore. Mais bon, on a un peu de temps devant nous, quand même. Je ne vais pas mourir tout de suite.
- D'ici 20 ou 30 ans.
- Ah. C'est un peu tôt, non ?
- Bon, tu mourras quand j'aurai 46 ans.
- Au moins, je suis prévenue. Je vais me préparer.
- Mais s'il y a des voleurs qui viennent chez nous, je préfère que ce soit moi qui meure.
- S'il y a des voleurs qui viennent chez nous, personne ne meurt. On les met dehors avec un bon coup de pied aux fesses !
- Et s'ils ont des pistolets ?
- Les voleurs, mon chaton, ils n'ont pas de pistolet (oui bon, j'ai menti). C'est très rare de voir quelqu'un avec un pistolet. Moi, par exemple, j'ai presque 20 ans (et des broutilles) et je n'ai jamais vu quelqu'un avec un pistolet.
- Mais les gens qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo, ils avaient des pistolets.

Nous y voilà... Tu les vois, les méandres tortueux de sa pensée ? J'ai évidemment répété qu'il n'allait pas mourir ni moi non plus, que ce qui s'était passé était tout à fait exceptionnel et que lui, le Pois chiche, n'avait rien à craindre. Et quelques jours plus tard, juste avant de partir à l'école...

- Tu veux que je te dise pourquoi les terrifieurs, ils ont tué les gens de Charlie Hebdo ?
- Dis-moi ?
- Pour nous faire PEUR. Et c'est pour ça qu'il faut pas avoir peur.

Je crois qu'on peut dire qu'il a compris l'essentiel.

8.1.15

C.H.I.A.L.E.R.



Le 12 octobre 1936, face au général franquiste Millan Astray et à ses phalangistes hurlant "Vive la mort !" et "Mort aux intellectuels !", le philosophe Miguel de Unamuno, recteur de l'université de Salamanque fit la réponse suivante :
Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme «  A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire  que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de la Mort.
Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide. Inutile de baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi. Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme. Il y a aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un invalide dis-je, sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son impopularité,  ou peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan Astray voudrait créer une nouvelle Espagne - une création négative sans doute - qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi qu’il le donne inconsciemment à entendre.
Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit. »

Aujourd'hui encore, les obscurantistes possèdent une surabondance de force brutale, mais ils n'ont ni la raison ni le droit dans leur combat. Hier, des hommes ont tué d'autres hommes et je me demande comment l'expliquer au Pois chiche.

(Le dessin est de Banksy et le discours d'Unamuno a été traduit par Michel Del Castillo)

11.12.14

Life is a bitch



Ce vendredi-là, je suis arrivée devant l'école à 18h pour récupérer mon fils et j'ai vu sortir un Pois chiche en larmes, avec une grosse ecchymose sous l’œil. J'ai été abordée par une mère qui a aussitôt entrepris de m'expliquer que son gamin - appelons-le Zébulon - avait bousculé le mien sans faire exprès. "Hein Zébulon, que tu l'as pas fait exprès ?" L'animatrice du centre aéré avait l'air dubitatif, mais elle m'a dit que le fautif avait déjà été dûment chapitré par le directeur pendant qu'elle se chargeait de désinfecter et de consoler ma progéniture. La version du Pois chiche, confirmée par les autres enfants, c'est que personne ne voulait jouer avec Zébulon. Et quand, de mauvaise grâce, ils ont fini par le laisser participer à leur bagarre "il n'a pas compris que c'était pour de faux et il m'a poussé très fort et ensuite, il m'a tapé la tête par terre."

J'aurais pu lui rappeler qu'à la crèche, chez les moyens, à l'époque où Zébulon était le seul à ne pas encore marcher, il y avait toujours un gosse pour le bousculer en loucedé ou lui mettre une pichenette au passage et toujours une puéricultrice pour répéter d'un ton las : "Arrêtez d'embêter Zébulon !" Ça n'a pas duré, les tracasseries ont cessé dès qu'il a su marcher. Mais de voir que cette société miniature avait déjà un souffre douleur, ça nous avait un peu attristés, le Brun et moi.

J'aurais pu lui rappeler aussi que deux ans plus tard, quand ils sont tous les deux entrés à l'école, Zébulon, qui devait faire une tête de moins que ses camarades, était sujet à de violentes crises d'asthme qui l'obligeaient parfois à s'absenter plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Demander des nouvelles à sa mère, c'était s'exposer à subir l'interminable litanie des emmerdes que lui causaient Zébulon et sa maladie, la mairie qui refusait de lui trouver un appartement plus grand, la crèche de la petite dernière qui était trop loin de chez elle, la maîtresse qui ne comprenait rien à rien, etc, etc. Autant te dire que je suis rapidement devenue maître dans l'art de l'esquiver.

J'aurais pu lui rappeler enfin ce jour récent où on a croisé toute la famille devant la laverie. Pendant que ses parents et son oncle discutaient sur le trottoir, Zébulon paradait fièrement sur le vélo de grand qu'il venait d'avoir pour ses six ans. J'étais seule avec le Pois chiche et la Mouette et il faisait déjà nuit. Nous avons échangé quelques politesses, puis, profitant de ce que la Mouette taillait la route, j'ai coupé court. Le gosse nous a suivis sur son vélo trop grand pour lui. J'avais à peine parcouru quelques mètres qu'une passante a heurté l'oncle... qui a totalement disjoncté et s'est mis à hurler des insanités au milieu du trottoir. Je ne détaillerai pas plus pour épargner tes chastes oreilles, mais disons simplement qu'il connaissait mille et une façons de nommer les péripatéticiennes et que les pratiques sexuelles hors normes n'avaient manifestement aucun secret pour lui. Je crevais d'envie de lui dire "Vous en étiez à peau de couille, je crois," mais j'ai senti que le moment ne se prêtait pas aux références culturelles. Au lieu de quoi, j'ai attrapé le Pois chiche qui écoutait cette leçon de vocabulaire avec beaucoup d'intérêt, j'ai pris ma fille sous le bras et je me suis enfuie en laissant Zébulon se précipiter à la rescousse : "Mon tonton ! On embête mon tonton !" J'étais partagée entre gêne et fou rire...

J'aurais pu lui rappeler tout ça. Mais je me suis contentée de lui dire que bien sûr, on n'a pas le droit de taper les autres et puis j'ai ajouté que peut-être, Zébulon avait réagi très fort parce qu'il était triste que personne ne veuille jouer avec lui. Et j'ai pensé que, comme disent nos amis les anglais, la vie est décidément une plage pour certains...  

(Et là, tu comprends le choix de la photo qui illustre cet article, à défaut de comprendre mes jeux de mots pourris.)

3.12.14

Monologue d'un Pois Chiche de 6 ans



Moi, plus tard, je serai astronaute. Je serai le premier homme sur Mars. Et je veux aussi être prof de judo... Ou champion du monde, plutôt. Ouais, champion du monde, c'est mieux. Et après, je serai président de la république. Chef du monde, quoi. J'aurai des cadeaux tous les jours et on mangera des frites et des gnocchis à tous les repas. Ah ! Et des pizzas aussi. Comme les tortues Ninjas. Tu sais pourquoi je dis ça ? Hein, maman ? Maman ?! Tu sais pourquoi je dis ça ? Parce que j'ADORE les tortues Ninjas. Eh la Mouette ! Tu veux jouer ? Tu veux jouer avec moi ? Allez, va chercher la balle ! Va chercher la baballe ! Mais je sais que c'est pas un chien ! La Mouette ! Tu me donnes ton feutre ? Bon, je le prends, hein. Je lui ai pas arraché des mains, elle a dit oui ! Enfin, elle a hoché la tête. Je ne comprends pas pourquoi elle pleure... De toute façon, tu t'occupes que de la Mouette et jamais de moi.

Il va rentrer tard, papa ? J’espère qu’on pourra faire la bagarre ! Regarde, c'est un dessin pour toi. C'est les tortues Ninja. Non, ça c'est un arbre. Les tortues, elles sont là. Tu veux être qui, toi ? Pas Donatello, parce que Donatello, c’est moi. Et je viens d’avoir une petite sœur. Comment on va l’appeler ? Non, c’est nul Mona Lisa. Pourquoi pas « La Joconde », plutôt ? Tu sais que Pénélope, elle est un petit peu amoureuse de moi ? C’est Gaspard qui lui a demandé si elle était amoureuse de moi et elle a répondu : « Un peu. » Ah ben attends, pour une fois qu’une fille est amoureuse de moi, évidemment que je suis amoureux d’elle ! Eh la Mouette, t’es amoureuse de ta brosse à dents ? Ouarf ! Ouarf ! T’as entendu ce que j’ai dit maman ? « T’es amoureuse de ta brosse à dents ! ». Eh ! J'ai appris une blague à l'école. C’est un petit garçon qui dit à son papa : « Si on a un chat, on l’appellera comme celui du voisin. Alex. Mais seulement dehors, parce qu'Alex-térieur ! » Ah, celle-là, elle est bonne ! Elle est bonne, hein ? T’as compris la blague ? Alex-térieur ! Alex-térieur ! Elle est bonne, hein ! Le père Noël, il existe pas. En fait, c’est vous qui mettez les cadeaux. C’est vous, hein, maman ? Moi, je veux que tu me dises la vérité. Et la petite souris, c’est vous aussi ? Léo, il n’a pas perdu une seule dent, encore ! Alors que moi, t’as vu, j’en ai perdu deux ! Je suis fort, hein ?

Pour Noël, je sais que si je demande l’Etoile de la Mort Lego, tu vas dire non. Je peux jouer sur l’iPad ? Et sur l’ordinateur ? Sur ton téléphone ? Alors, je peux regarder un film ? Mais maman, je sais pas quoi faire ! Je m’ennuie. On joue au Dobble ? Eh, mais c’est de la triche ! Tu me laisses pas le temps de regarder. Tu réponds trop vite ! Tu sais, j’aime pas trop le Dobble finalement. Si on faisait un Uno, plutôt ? Je vais te ratatiner, je suis le champion du Uno ! Eh la Mouette, ça fait combien 1+1 ? Maman ! Maman, elle a dit « Deux ». Si, je te jure, elle a dit « euh euh. » Je crois qu’elle sait déjà compter. Maaaaaaman ! Elle m’a tapé ! Je lui ai déjà dit « non », mais elle continue ! La Mouette, arrête de me taper ! Regarde, elle me fait un câlin. C'est trop mignon. Viens, je vais te lire un livre. Je suis gentil, t’as vu ? Je lui lis un livre. Tu préfères qui, toi ? La Mouette ou moi ? Nan, je rigole. Tu vas dire que tu nous aimes tous les deux, je le sais très bien. Dis maman, c’est quoi, une « prière » ? Moi, je ne crois pas en Dieu. Parce que ça m’étonnerait qu’il y ait un bonhomme barbu dans les nuages ! Bon, j’ai faim ! Mais j’ai faim, j’ai faim, j’ai faim, j’ai trop faim ! Je peux manger un bout de pain ? Une banane ? Un chewing-gum ? Bon d’accord, donne-moi du fenouil alors. Pourtant, j’ai fini tout mon goûter, je te promets ! Qu’est-ce qu’on mange ? Des gnocchis ? Ouéééé ! Quand est-ce que j’irai à l’école tout seul ? Demain ? Moi aussi, j’aime bien y aller avec toi tu sais. Je veux pas aller à l’école tout seul avant le CM2. Et en plus, t’es la meilleure maman du monde ! Moi, je ne voudrai jamais changer de maman. « Si on a un chat, on l’appellera comme celui du voisin. Alex. Mais seulement dehors, parce qu'Alex-térieur ! » Alex-térieur. Alex-térieur. Alex-térieur. T'as compris la blague, maman ? Elle est bonne, hein ? Je peux te la raconter encore une fois ? Allez steuplé, steuplé, steuplé ! Alex-térieur.

(Et pour lire le monologue d'un Pois chiche de 5 ans, c'est ICI)